La Cour de justice était à nouveau saisie d’une question préjudicielle concernant le statut juridique de produits à base de canneberge et de D-mannose, indiqués dans la prévention et le traitement des infections urinaires. Dans une affaire récente, elle a estimé qu’un produit contenant du D-mannose ne pouvait relever de la qualification de dispositif médical, dans la mesure où cette substance doit être regardée comme exerçant une action pharmacologique, caractérisant ainsi le mode d’action d’un médicament par fonction, au sens de la directive 2001/83/CE instituant un code communautaire des médicaments à usage humain (CJUE, 13 mars 2025, aff. C-589/23, Cassella-med).
Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.
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L’arrêt rendu le 4 septembre 2025 concerne un litige impliquant, cette fois, une concurrence statutaire entre médicament et denrée alimentaire destinée à des fins médicales spéciales (DADFMS). En l’espèce, la société autrichienne Kwizda Pharma commercialise une gamme de produits composés de D-mannose et de canneberge. Indiqués dans le traitement diététique des infections urinaires aiguës et récurrentes, ces produits sont mis sur le marché sous le statut de DADFMS, régis par le règlement (UE) n° 609/2013 du Parlement européen et du Conseil du 12 juin 2013 et le règlement délégué (UE) 2016/128 de la Commission du 25 septembre 2015.
Le choix de ce statut est largement dicté par la stratégie consistant à éviter de placer ces produits sous l’égide de la législation sur les médicaments, qui est sensiblement plus contraignante (sachant que la société Kwizda est pourtant une entreprise autorisée en tant qu’établissement pharmaceutique).
En août 2021, l’autorité gouvernementale du Land de Vienne a toutefois réfuté la qualification de DADFMS et interdit à Kwizda Pharma de poursuivre la commercialisation de ses produits. Le laboratoire pharmaceutique a contesté la légalité des décisions litigieuses devant le tribunal administratif de Vienne (Verwaltungsgericht Wien). Ce dernier a alors décidé de renvoyer à la Cour de justice plusieurs questions préjudicielles concernant le statut des DADFMS et son articulation avec celui de médicament, d’une part, et celui de complément alimentaire, d’autre part.
Au regard des réponses apportées par le juge de l’Union (CJUE, 2 mars 2023, aff. C-760/21, Kwizda I) – les produits en cause ne remplissant pas les conditions pour être qualifiés de DADFMS –, la juridiction de renvoi a considéré qu’ils devaient être regardés comme des médicaments par présentation, au sens de la directive 2001/83/CE modifiée, rejetant ainsi le recours de la société.
Saisi d’un pourvoi introduit par cette dernière, la Cour administrative suprême autrichienne (Verwaltungsgerichtshof) a, par un arrêt du 11 avril 2024, annulé les jugements du tribunal administratif, au motif que le droit interne ne confère pas au chef du gouvernement du Land de Vienne le pouvoir d’interdire un produit qui n’est pas une denrée alimentaire, mais un médicament, dès lors que la législation sur les DADFMS n’est pas applicable et que la loi sur les médicaments prévoit la compétence d’une autre autorité, en l’occurrence fédérale.
Les jugements ayant été censurés pour vice d’incompétence, l’affaire est revenue devant le tribunal administratif de Vienne qui, derechef, a saisi le Cour de justice afin de savoir si le droit de l’Union s’oppose à ce que, lorsqu’un produit devant être qualifié de médicament par présentation est mis sur le marché en tant que DADFMS, l’autorité compétente chargée de l’exécution de la législation sur les denrées alimentaires puisse interdire la mise sur le marché de ce produit.
Cette question procédurale n’avait jamais été soulevée devant la Cour de Luxembourg et s’avère d’autant plus intéressante qu’elle concerne de nombreux Etats membres qui, comme la France, ont des autorités de police distinctes en matière d’aliments et de médicaments. En droit français, et bien qu’elles ne puissent être utilisées que sous contrôle médical (C. santé publ., art. L. 5137-1), les DADFMS ne sont pas considérées comme des produits de santé (au sens de l’article L. 5311-1 du code de la santé publique), si bien que l’autorité de police compétente est la DGCCRF et non l’ANSM (l’ANSES étant, pour sa part, compétente pour les aspects de vigilance).
Sachant que la détermination de la compétence organique dépend directement du champ de compétence ratione materiae des deux autorités, autrement dit de la qualification juridique des produits soumis à leur contrôle, le tribunal administratif de Vienne a demandé à la Cour de justice des précisions sur la règle de primauté du statut de médicament mentionnée à l’article 2 paragraphe 2 de la directive 2001/83/CE (transposée en droit français sous l’alinéa 4 de l’article L. 5111-1 du code de la santé publique). Cette règle prévoit, en effet, qu’en cas de doute, lorsqu’un produit est susceptible de répondre à la fois à la définition de médicament et à la définition d’un produit régi par une autre législation de l’Union européenne, le statut de médicament s’impose.
Interprétation de la règle de primauté du statut de médicament
Introduite dans la directive 2001/83/CE par la directive 2004/27/CE du 31 mars 2004 pour suppléer l’insuffisance de preuves dans l’opération juridique consistant à qualifier des produits dits « frontières », la règle d’application prioritaire du statut de médicament a déjà fait l’objet d’une interprétation de la Cour de justice.
Cette dernière a considéré que la règle de primauté du statut de médicament ne s’applique pas à un produit dont la qualité de médicament par fonction n’a pas été scientifiquement établie, eu égard à l’ensemble de ses caractéristiques, sans toutefois pouvoir être exclue (CJCE, 15 janv. 2009, aff. C-140/07, Hecht). La règle a ainsi vocation à s’appliquer lorsque le produit en cause tombe à la fois sous le coup de la définition de médicament et sous celle d’un autre produit réglementé par le droit de l’Union (complément alimentaire, dispositif médical, produit cosmétique, denrée alimentaire destinée à des fins médicales spéciales, produit biocide…).
Il ne suffit donc pas qu’une action pharmacologique, immunologique ou métabolique ne puisse être totalement exclue pour caractériser un produit de médicament par fonction, il faut encore qu’elle ait pu être positivement constatée et scientifiquement établie. Si tel est le cas, le doute ne naît pas de la qualification du produit en cause, mais de la concurrence des statuts applicables, faute de définitions mutuellement exclusives des catégories de produits concernées. Ce n’est que si la qualité de médicament (par fonction) a été scientifiquement démontrée que l’application de la législation relative à une catégorie particulière de produit – tel le règlement (UE) n° 609/2013 sur les DADFMS – peut être écartée en vertu de cette règle.
La Cour de justice a toutefois précisé que si la règle d’application prioritaire de la législation pharmaceutique n’est pas applicable lorsque le produit ne répond pas à la définition de médicament par fonction, faute d’une caractérisation scientifique de son mode d’action, elle trouve à s’appliquer lorsque le produit présente les caractéristiques d’un médicament par présentation (CJUE, 19 janv. 2023, aff. C-495/21 et C-496/21), ce qui était le cas dans l’affaire Kwizda, puisque la juridiction administrative autrichienne avait retenu cette qualification.
Dans son arrêt du 4 septembre 2025, la Cour de justice confirme que lorsqu’un produit remplit avec certitude les conditions requises pour être qualifié de médicament (par présentation ou par fonction), mais que le doute existe que ce produit puisse également relever d’autres catégories de produits réglementés par le droit de l’Union, la règle de primauté de la législation pharmaceutique s’applique.
Bien que la lettre du texte semblait poser peu de problèmes d’interprétation, elle a également indiqué que l’expression « produit régi par une autre législation communautaire », figurant à l’article 2 paragraphe 2 de la directive 2001/83/CE, renvoie non pas aux médicaments à usage humain destinés à être mis sur le marché dans les États membres, mais bien à d’autres produits réglementés définis par des actes du droit de l’Union (complément alimentaire, dispositif médical, produit cosmétique, produit biocide, denrée alimentaire destinée à des fins médicales spéciales…).
La Cour a par ailleurs évoqué les situations dans lesquelles il n’existe pas de doute dans la qualification juridique du produit. Lorsqu’un produit répond clairement à la définition de l’une des autres catégories de produits réglementés, la règle de primauté n’a pas lieu de s’appliquer. Il en va de même lorsqu’il est certain qu’un produit est exclusivement un médicament et qu’il ne peut pas être regardé comme un autre produit réglementé par le droit de l’Union.
S’il est clairement établi que le produit en cause est un médicament (par présentation ou par fonction) et qu’il est préparé industriellement ou fabriqué selon une méthode dans laquelle intervient un processus industriel, il doit obéir au régime de la directive 2001/83/CE qui prévoit, notamment, la nécessité d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) préalablement à sa commercialisation.
Dans l’affaire Kwizda II, il apparaît donc que l’invocation de la règle de primauté était dénuée de pertinence puisque, d’une part, les produits en question ne pouvaient pas être considérés comme des DADFMS, et, d’autre part, ils avaient été qualifiés de médicaments par présentation par la juridiction de renvoi.
Articulation des pouvoirs de police en matière de produits réglementés
Restait à répondre à la principale question, à savoir celle portant sur l’articulation des compétences des autorités de police intervenant dans le domaine des produits règlementés. Pour annuler les jugements du tribunal administratif de Vienne, la Cour administrative suprême d’Autriche a décidé que l’autorité fédérée viennoise, compétente en matière de police des DADFMS, ne l’était pas pour interdire la commercialisation d’un produit répondant à la définition du médicament, dont la compétence incombe à l’Office fédéral de sécurité sanitaire (Bundesamt für Sicherheit im Gesundheitswesen).
C’est cette analyse qu’aurait voulu voir infirmer le tribunal administratif qui estimait, au contraire, que l’objectif de protection élevée de la santé humaine poursuivi par l’article 168 du TFUE serait méconnu si l’autorité en charge de la police des aliments n’avait pas le pouvoir d’interdire des produits répondant à la définition du médicament, en attendant que l’office compétent en matière de médicament soit saisi et prenne une décision.
La Cour de justice a donné raison à la Cour administrative. Le juge de l’Union a d’abord observé qu’aucun des textes européens en cause ne comportait de règles de désignation des autorités nationales en charge d’exécuter la réglementation des produits concernés, si bien que les États membres restent libres de désigner plusieurs autorités compétentes pour la surveillance des produits réglementés, conformément au principe de l’autonomie procédurale (principe selon lequel, en l’absence de règles fixées par le droit de l’Union quant à la détermination du nombre de ces autorités, il appartient à l’ordre juridique de chaque État membre de régler les modalités dont celles-ci doivent interagir).
La Cour a cependant insisté sur le fait que l’exercice de cette autonomie procédurale doit être lue à la lumière de l’exigence de l’effet utile de la directive 2001/83/CE et de son objectif de protection de la santé publique. Dans ce contexte, un autre principe doit être convoqué : celui de la coopération loyale consacré à l’article 4 paragraphe 3 du TUE, principe en vertu duquel, dans les domaines relevant du droit de l’Union, les États membres, y compris leurs autorités administratives, doivent se respecter et s’assister mutuellement dans l’accomplissement des missions découlant des traités et prendre toute mesure propre à assurer l’exécution des obligations résultant des actes des institutions de l’Union européenne, notamment pour en assurer l’effet utile.
Il en résulte que lorsqu’une autorité administrative nationale, qui n’est pas compétente pour appliquer la législation européenne relative aux médicaments (exemple de la DGCCRF en France), considère qu’un produit faisant l’objet d’une procédure devant elle répond à la définition de médicament (par présentation ou par fonction) et qui aurait été mis sur le marché sans disposer d’une AMM en application de la directive 2001/83/CE, elle doit en informer immédiatement l’autorité compétente en matière de médicaments (l’ANSM en France).
La Cour a donc conclu que le droit de l’Union s’oppose à ce que la mise sur le marché d’un produit en tant que DADFMS soit interdite par l’autorité compétente pour l’exécution de la législation relative aux denrées alimentaires, au motif que ce produit ne répond pas aux conditions requises par cette législation, lorsque, d’une part, dans l’État membre concerné, une telle autorité est différente de l’autorité en charge de la police des médicaments et, d’autre part, le produit est regardé comme un médicament par présentation selon la jurisprudence.
Afin d’assurer l’effet utile de la législation pharmaceutique et le respect du principe de coopération loyale, la juridiction nationale saisie et l’autorité de police concernée doivent donc informer, sans tarder, l’autorité compétente en matière de médicaments que des produits répondant à la définition du médicament sont illicitement mis sur le marché, de sorte que soient adoptées les mesures nécessaires pour protéger la santé publique, notamment en interdisant les produits litigieux.
En théorie, les autorités de police spéciale sont conçues pour ne pas empiéter les unes sur les autres. En pratique, cela peut s’avérer plus compliqué, compte tenu de la multiplication des normes et de la technicité des domaines concernés. En un sens, la solution rendue par la Cour de justice ne fait que confirmer la relativisation du principe de l’indépendance des législations de police.